Accueil A la une Entretien avec Nabil Baffoun: «L’Isie a déjà fait, depuis 2011, des recommandations sur les infractions politiques, sans susciter la moindre réaction»

Entretien avec Nabil Baffoun: «L’Isie a déjà fait, depuis 2011, des recommandations sur les infractions politiques, sans susciter la moindre réaction»


Le plus ancien membre et actuel président de l’Isie est doublement opposé aux derniers amendements de la loi électorale. Il est contre le timing et le contenu, mais préfère garder son avis pour lui-même. Il reconnaît, cependant, dans un entretien accordé à La Presse, que l’Isie a attiré l’attention des gouvernements et du Parlement depuis 2011 sur les crimes politiques, objet des amendements, et que l’Instance a même fait des recommandations. Sans qu’aucune réaction officielle et sérieuse ne soit enregistrée. Pour Nabil Baffoun, le timing n’est pas innocent. Pour le dire, il utilisera le terme “inadéquat”.


Le décret présidentiel convoquant les électeurs étant signé, les élections vont avoir lieu dans les délais. Quelles sont les prochaines principales étapes relevant des prérogatives de l’Isie ?
La prochaine étape est le dépôt des candidatures pour les législatives, ce sera le 22 de ce mois de juillet. Le 14 septembre correspondra au démarrage de la campagne électorale. Les 4, 5 et 6 octobre auront lieu les élections législatives à l’étranger et le 6 en Tunisie. Du 3 au 10 septembre dépôt des candidatures pour l’élection présidentielle. Le 26 octobre, démarrage de la campagne électorale. Les 15, 16 et 17 novembre, le vote à l’étranger et le 17 en Tunisie. Au sein de l’Isie, nous sommes actuellement en train de finaliser le volet relatif aux ressources humaines, notamment la formation des agents. Parallèlement, nous sommes en train d’installer les Irie, au nombre de 108, chacune composée de 4 membres par circonscription. Six Irie ont déjà été installées à l’étranger : Paris, Marseille, Rome, Berlin, Montréal et Abu Dhabi.
Leurs membres suivent actuellement une formation en ligne via une plateforme e-learning, que nous avons installée et qui sera suivie d’une deuxième formation en Tunisie, cette fois.

De combien d’agents l’Isie a-t-elle besoin, en avez-vous gardé parmi les anciens et quels sont les critères de choix ?
On a besoin de 1.300 agents pour le contrôle de la campagne électorale, ils seront déployés dès le mois de septembre jusqu’à la fin de l’année, et de 60 mille agents et présidents qui seront présents dans les bureaux de vote. Ils doivent tous être formés et ceux qui vont assurer le contrôle de la campagne électorale devront être équipés en moyens de transport, en tablettes, etc. Au niveau du profil, nous allons reprendre quelques-uns des anciens agents, environ 40% de notre staff permanent, soit 80 à 90 personnes. Les autres seront tous nouveaux. Nous avons fait ce choix parce que parmi les anciens membres des Irie et les contrôleurs de campagne, il y en a qui font l’objet de contestations de la part des partis politiques qui les accusent de partialité et de ne pas être indépendants.
Par précaution, nous avons pris ces avis en considération et décidé de donner sa chance à tout le monde afin de bénéficier de cette formation en matière d’élection. Nos critères de choix sont la compétence, un niveau intellectuel potable, l’impartialité et l’indépendance. Pour s’en assurer, on affiche les listes pendant cinq jours et s’il y a des recours, on les examine.

Le travail de l’Isie a-t-il été retardé par les tergiversations politiques ?
Non, mais elles ont entraîné des charges supplémentaires pour l’Isie et alourdi considérablement sa tâche. C’est le cas des nouveaux amendements de la loi électorale.
Le fait de changer les conditions de candidature au dernier moment et demander à l’Isie de vérifier si un candidat ne les a pas enfreintes, sur la base d’un rétroactif de 12 mois, cela va alourdir notre tâche.

Vous allez pouvoir le faire pour chaque candidat, chaque parti politique, chaque liste ?
Oui, nous pouvons le faire. Mais ce n’est pas à nous de vérifier tout cela, nous ne sommes pas habilités à contrôler des actions antérieures. Nous ne l’avons jamais fait. C’est aux partis politiques et aux candidats de contester les infractions de leurs adversaires et à chacun d’eux de nous fournir les dossiers et les documents qui les incriminent.

Cela va nécessiter beaucoup de temps
Oui, le temps qu’il faut pour examiner tous les documents qui nous ont été fournis. Mais le véritable problème est ailleurs. Il réside dans la terminologie un peu vague qui a été utilisée dans le texte juridique. Le fait de parler de régime républicain ou de principes de la Constitution ou encore de principes de la démocratie et de confier à l’Isie de définir ces concepts, cela va considérablement compliquer le travail de l’Instance. Il nous est demandé, par exemple, de vérifier et de spécifier pour chaque candidat que ses propos, ses discours ou ses actions ne sont pas en contradiction avec le régime républicain ou les principes de la Constitution et de la démocratie. Et à ce titre, nous avons la charge de rejeter une candidature, voire le succès d’un candidat, aux élections. Je voudrais tout de même signaler que nous avons l’avantage de disposer de garanties dans l’exécution de ces amendements. Les décisions de l’Isie seront contrôlées par les tribunaux judiciaires et administratifs. Ce contrôle judiciaire est pour nous un soulagement.

Cette tâche nécessite des spécialistes dans ces domaines précis. Allez-vous faire appel à eux ?
Au sein de l’Isie, il existe un staff juridique qui peut examiner ces questions. Actuellement, l’Instance compte parmi ses structures une commission chargée de contrôler le financement de la campagne électorale. Pour les nouvelles tâches engendrées par les amendements de la loi électorale, il faudra en créer une autre pour nous aider à décider de la recevabilité ou non d’une candidature et à avaliser les résultats des élections. Cette commission va être mise en place avant le 22 juillet, date de dépôt des candidatures. Ses membres vont être choisis parmi ceux du Conseil de l’instance qui ont un profil juridique, ainsi que des éléments de notre staff administratif, au niveau central et régional. Nous pourrons également faire appel à des compétences tunisiennes en dehors de l’Instance. Par exemple, définir les délits intentionnels au niveau du B3, cela nécessite une consultation spécialisée pour comprendre déjà ce qu’on veut dire par délits intentionnels.

Pour le B3, c’est facile, non ?
Non, ce n’est pas évident. La loi stipule que l’Isie vérifie le dossier judiciaire du candidat, surtout quand il présente dans son dossier le récépissé du B3. Il nous est demandé de vérifier cela auprès du ministère de l’intérieur. Or, la loi parle de délits intentionnels, ce n’est pas facile de les définir ni de les vérifier. Donc, on va voir comment ça va se faire.

Est-ce que ce travail titanesque pourra être réalisé rapidement et dans les délais, ou s’il sera éventuellement nécessaire, comme d’autres pays l’ont fait, de proclamer les résultats définitifs des élections après un mois ou plus ?
Le calendrier électoral prévoit tout. Le contrôle des délits et des infractions commis par les partis politiques et par les listes au cours de la campagne, la proclamation des résultats, etc. Le législateur a accordé trois jours à l’Isie pour statuer sur tout cela et proclamer les résultats. C’était trois jours en 2011, en 2014, en 2018 et en 2019, également. Nous sommes habitués à respecter le timing parce que le contrôle est continu dès le premier jour de la campagne. L’inconvénient des derniers amendements est qu’il va multiplier les charges et les compétences et nous devrons décider de la recevabilité des résultats pour chaque candidat, pour chaque liste et donc pour chaque partie en seulement trois jours. C’est contraignant. Mais nous le ferons en trois jours avec exactitude grâce aux 1.300 agents et aux commissions de contrôle. S’il y a des recours, nos décisions seront contrôlées par les tribunaux judiciaires pour les candidatures, en appel ce sera le tribunal administratif, quant aux résultats des élections, le contrôle relève de la compétence du tribunal administratif. C’est une garantie pour les électeurs et pour les candidats.

Dans ces conditions, les sondages à la sortie des urnes ne vont plus être utiles, ils ne vont plus être crédibles ?
Normalement, oui. Cette fois, je pense qu’il y aura beaucoup de suspense avant la proclamation des résultats.

Vous avez déclaré plus d’une fois que vous n’approuvez pas les amendements de la loi électorale mais que vous les appliqueriez s’ils étaient adoptés par le Parlement et ratifiés par le président de la République. Etes-vous contre le timing ou contre le contenu des amendements ?
En tant que président de l’Isie, je dis que le timing n’est pas adéquat pour opérer des changements pareils. Quant au contenu, l’Instance nationale provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois a statué sur cette question. Cela ne veut pas dire que je suis pour le contenu. Je suis contre et je préfère garder mon avis sur le contenu.

Même si on parle de manipulation de l’opinion, d’escroquerie politique et que ces amendements visent l’intégrité et l’équité des élections ?
Depuis 2011, au niveau de l’Isie, nous avons évoqué ces problèmes et fait des recommandations à l’ARP semblables à ces amendements. On y a mentionné les financements politiques, l’interférence entre les associations et les partis politiques, la publicité politique, les financements étrangers, les financements illicites. Mais c’est maintenant qu’on a décidé de ces amendements. Bon !

Vous avez confié que l’Isie subit toujours des pressions. De qui ? Pour quel objectif ?
En effet, les circonstances dans lesquelles travaillent les membres de l’Isie sont stressantes. Quand tout le monde parle de report des élections sans motif réel, c’est un moyen de pression sur l’Isie. Attendre jusqu’au dernier jour du délai constitutionnel pour signer le décret présidentiel convoquant les électeurs est aussi un moyen de pression. Le fait de faire des amendements tardifs sur les conditions d’éligibilité et celles de proclamation des résultats des élections est une autre pression. Nous avons donc subi des pressions d’une façon ou d’une autre. Mais à l’Isie, on sait ce qu’il faut faire et on sait remplir nos engagements.

Et les pressions externes ? Des partis politiques, par exemple ?
Non. Si elles existent, elles seront dévoilées un jour. L’Isie a une position spécifique. On ne peut pas parler de tout à n’importe quel moment. S’il y a des pressions exercées par les partis politiques, ou d’autres parties, nous le clamerons.

On dit que les membres de l’Isie ne sont pas complètement neutres, que répondriez-vous ?
Nous avons réussi, dans tous les cas, à faire notre travail de manière impartiale et indépendante jusqu’à ce jour. Je maintiens bien l’équilibre et je n’hésiterai jamais à dénoncer les pressions si elles sont inacceptables ou exagérées.

Et à quoi sont dues les tensions qui existent entre les membres du Conseil de l’instance. Est-ce une affaire de leadership ou le résultat de ces pressions-là ?
Oui, il y a des tensions. L’interférence entre le Conseil de l’instance et son administration a toujours été une source de problèmes et de pressions, depuis 2011, depuis Kamel Jendoubi. En tant que président de l’Isie, je le suis pour le conseil et pour l’administration. Le conseil est une structure stratégique, décisionnelle, elle n’est pas exécutive. L’exécution est la tâche de l’administration.
Parfois, il y a cette interférence, le fait que le conseil intervienne dans l’exécution, qu’il exerce un contrôle exagéré sur l’administration et la dirige. Il arrive aussi que des consignes soient données directement à l’administration, à titre individuel, hors du conseil, cela provoque des problèmes et des tensions entre conseil et administration. Donc, ce n’est pas un problème président-conseil, mais cette interférence conseil-administration met parfois le président du conseil dans une position gênante.

Quand on essaye de le doubler, par exemple ?
Entre autres, oui. C’était le cas aussi avec Kamel Jendoubi, avec Chafik Sarsar et Mohamed Tlili Mansri.

Justement, qu’est-ce qui s’est passé avec Mohamed Tlili Mansri. Pourquoi s’est-il précipité pour annoncer la signature par le président Caïd Essebsi du décret convoquant les électeurs avant qu’elle n’ait lieu ?
C’est ce genre de faute qui a poussé Mansri à démissionner parce qu’une faute pareille peut engendrer des problèmes regrettables. Mais c’est un type bien, on travaille ensemble et on collabore bien.

Vous avez réalisé un travail de titan en réussissant à faire enregistrer près de 1,5 million de nouveaux électeurs. L’objectif étant un bon taux de participation aux élections. Mais ce taux de participation ne dépend pas que de l’Isie. Les querelles et les calculs politiques interviennent aussi. Que conseilleriez-vous aux politiciens qui se préparent à participer à un nouveau double scrutin ?
Nous avons, en effet, fait du bon travail au niveau de l’inscription. La question est: iront-ils tous voter ? L’Isie va tenter d’inciter les gens par un média planning clair mais ce n’est pas notre tâche directe. C’est aussi le rôle des partis politiques, de la société civile, des médias. La campagne électorale doit être une réussite, c’est pour cela qu’on incite tous les partis politiques et les candidats à faire une campagne active et réussie pour inciter les Tunisiens à participer parce que plus le taux de participation est élevé, plus il donne de la crédibilité aux vainqueurs et ça leur garantit plus de stabilité politique au cours de leur mandat

Et si vous aviez un conseil à donner aux partis et aux candidats, que leur diriez-vous ?
Je dirai aux partis politiques, soyez clairs et directs dans vos discours. Le Tunisien est très intelligent et pour le convaincre, il faut être crédible

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